Une Eurorégion pour la Corse ? L’intérêt d’un réveil du Conseil permanent corso-sarde
Pour que la Corse se construise une vraie politique européenne en Méditerranée.
L’idée d’une Eurorégion pour la Corse fait son chemin depuis le début des années 2000. S’il avait été envisagé de faire partie des membres fondateurs de l’Eurorégion Alpes-Méditerranée en 2006[1], cela n’a finalement pas abouti. La constitution d’un Conseil permanent corso-sarde en 2016 avait ravivé les ambitions européennes de la Corse mais sa de facto mise en sommeil depuis fin 2019-début 2020 ramène pour le moment la Corse à la case départ.
Il est essentiel de « réveiller » le Conseil permanent corso-sarde, pierre angulaire pour la constitution d’une Eurorégion incluant la Corse. Par sa position centrale en Méditerranée occidentale, sa proximité géographique et culturelle avec l’Italie, la Corse ne peut pas se permettre de choisir la voie de l’isolement qui la ramènerait à être géographiquement « un coin de la France ». Elle pourrait aspirer à être, au même titre que la zone transfrontalière des Alpes, un pont entre la France et l’Italie.
Qu’est-ce qu’une Eurorégion ? Une définition aux contours flous
Le terme même d’Eurorégion est générique puisqu’il n’existe pas dans les traités européens de définition officielle. Généralement, le mot est employé pour désigner un espace de coopération transfrontalière qui associe des régions, des départements ou bien des agglomérations de différents États européens (que l’État auquel ils appartiennent soient membre de l’Union européenne ou non). L’institution qui représente cet espace de coopération peut, ou pas, en fonction de comment il est constitué, posséder la personnalité juridique.
Une Eurorégion n’est donc pas un échelon institutionnel comme un département ou une région « traditionnelle » ce qui signifie que celle-ci n’a pas de compétences au-delà de celles dont disposent déjà les institutions la constituant. Par exemple, une Eurorégion entre la Corse et la Sardaigne ne peut avoir que des compétences qui sont aussi bien partagées par la Corse que par la Sardaigne. Cependant, cela n’interdit en rien cette structure de promouvoir leurs intérêts communs auprès de la France et de l’Italie.
La forme juridique la plus aboutie d’Eurorégion et qui dispose de la personnalité juridique est le Groupement européen de coopération territoriale (GECT) dont les modalités ont été définies par les institutions européennes en 2006. En bref, un GECT vise à promouvoir la coopération transfrontalière pour améliorer la cohésion économique et sociale des régions transfrontalières. Le GETC est doté d’une assemblée, d’un budget voté tous les ans et d’un personnel dédié à sa pérennisation. C’est probablement la forme de coopération transfrontalière la plus prometteuse car comme elle est ancrée dans le droit européen, elle permet de dépasser les situations de blocage ou les mises en sommeil qui ont tendance à frapper les structures informelles comme le Conseil permanent corso-sarde.
Une Eurorégion n’est pas un programme Interreg bien que les deux entités partagent des buts communs. Interreg est une série de programmes (les programmes sont révisés et renouvelés tous les 6 ans) visant à stimuler la coopération entre les régions à l'intérieur et à l'extérieur de l'Union européenne (UE), financés par le Fonds européen de développement régional (FEDER). L'objectif principal des programmes Interreg est de diminuer l'influence des frontières nationales en faveur d'un développement économique, social et culturel égal de l'ensemble du territoire de l'Union européenne. Si les programmes Interreg veulent gommer les influences des frontières nationales, ils ne poursuivent pas (à l’exception du programme Peace Northern Ireland) une volonté d’intégration politique, que l’Eurorégion, elle, revête.

L’Eurorégion est un outil qui permet de mutualiser les coûts de lobbying auprès des instances à la fois étatiques et européennes car la voix portée par un ensemble de régions a nécessairement plus de portée qu’une région seule. En effet, le coût pour une région de maintien d’une représentation permanente auprès des institutions européennes peut s’avérer élevé. C’est dans ce sens que l’Eurorégion Alpes-Méditerranée dispose d’une représentation commune pour toutes les régions parties prenante du projet. Elle accroît la visibilité de l’Eurorégion auprès des institutions européennes et favorise le travail en commun des équipes des 5 régions à Bruxelles.
Les avantages sont multiples :
• Suivre en permanence les politiques et programmes européens pour permettre aux différents bureaux de partager et mutualiser les informations.
• Être le moteur de la promotion de projets communs européens par un lobbying actif.
• Faire la promotion des régions et de leurs projets, notamment par la tenue d'événements communs.
Enfin, la pérennité d’une Eurorégion dans le temps permet de tisser des liens profonds entre le personnel politique des régions, ce qui permet de faire face ensemble en cas de crise, et c’est sur ce point-là qu’il faut insister.
Pendant la première vague de la pandémie de covid19, la gestion de la crise dans les régions frontalières s’est heurtée à des actions non-coordonnées au niveau national. Les exécutifs des régions frontalières ont pu contrebalancer les décisions des États à travers les Eurorégions déjà existantes. En effet, « Des équipes de crise ou task forces ont été mises en place aux frontières germano-belge, germano-néerlandaise, franco-belge et austro-italienne et dans la Grande Région autour du Luxembourg, entre autres. Lorsque cela faisait partie des compétences propres des régions, des modalités communes de régulation du trafic frontalier ont ainsi pu être définies et adaptées, et des accords conclus afin que les équipements, laboratoires et lits puissent être utilisés de manière transrégionale en cas de congestion dans certaines zones. Les représentations parlementaires dans les Eurorégions ont publié des résolutions appelant à la fin rapide des restrictions à la frontière. Des parlementaires ont écrit aux chefs d’État et de gouvernements nationaux pour attirer leur attention sur la situation dans les territoires. Des plans communs ont été élaborés pour faciliter la coopération dans les mois suivant la « première vague » et pour éviter si possible de nouvelles fermetures. » (Coatleven et al ,2020).
On se souvient des événements qui ont suivi le premier confinement quand 70 ressortissants italiens originaires de Sardaigne s’étaient retrouvés bloqués plusieurs jours à Bonifacio avant d’avoir été rapatriés depuis Propriano[2]. Il est certain qu’une coopération plus approfondie entre les autorités corses et sardes tout au long de ce premier confinement aurait pu à la fois écourter la mésaventure de ces ressortissants, tout en envisageant des livraisons/productions de masque communes, au moment où ces régions en manquaient cruellement.
Une coopération corso-sarde en sommeil depuis janvier 2020
Le 8 juillet 2016 se tenait à Ajaccio la session d’installation du Conseil permanent corso-sarde. L’objet de cette réunion était d’approfondir la coopération en matière de langue régionale, de culture, de patrimoine, de développement durable, d’éducation et de recherche, de transports, de politique européenne et de développement économique transfrontalier. À terme, le conseil permanent veut aboutir à « la création d’une Eurorégion reconnue et représentée à Bruxelles »[3].
Plus concrètement, la Collectivité de Corse, à l’époque gouvernée par la coalition autonomistes-indépendantistes et la région autonome de Sardaigne, gouvernée par la coalition de centre-gauche, avaient acté en 2016 la création d’un prix littéraire méditerranéen, le renforcement des liens entre l’Université de Corse et celle de Cagliari mais aussi l’implémentation d’une mission commune pour mutualiser les moyens de lutte contre les incendies.
Les statuts prévoient qu’une session soit organisée entre les deux assemblées régionales une à deux fois par an. Toutefois, depuis 2019, le conseil permanent ne s’est réuni qu’une seule fois à Bonifacio en janvier 2020. La crise sanitaire ne semble pas avoir été l’occasion pour les « îles sœurs » de mettre en commun leurs compétences pour combattre ensemble le virus lors de la première vague épidémique ni de préparer l’après-crise. Comment expliquer cette perte de vitesse alors que le conseil permanent corso-sarde est une opportunité majeure pour le développement économique transfrontalier et pour affirmer la place de la Corse dans la Méditerranée ?
Les élections régionales de Sardaigne de février 2019 ont abouti à un changement de majorité en Sardaigne. La coalition de centre-droit, menée par le Partidu Sardu, parti historique du mouvement nationaliste sarde et la Lega, parti de droite/extrême droite populiste a remporté largement les élections.
Au niveau européen, le Partidu Sardu est membre de l’Alliance libre européenne (ALE) qui ressemble la grande majorité des partis autonomistes, régionalistes et indépendantistes de centre-gauche. La plupart des formations nationalistes corses font également partie de l’ALE. L’alliance entre le Partitu Sardu et la Lega a été dénoncée par l’ALE qui interdit à ses membres de former des alliances avec des partis « xénophobes »[4]. L’ALE a d’abord suspendu le Partidu Sardu pour finalement l’expulser en 2019. Le changement de majorité et l’expulsion du Partidu Sardu peuvent en partie expliquer la de facto mise en sommeil du conseil permanent corso-sarde depuis janvier 2020. En outre, la coopération institutionnelle entre la Corse et la Sardaigne est récente, et sûrement pas assez développée pour atteindre un certain niveau de complexité ou surmonter les différences de couleur politique. La crise sanitaire n’a pas incité ces régions à coopérer activement dans la gestion de la crise, ce qui a pu mettre au second plan les questions de coopération transfrontalières pour privilégier la gestion de la crise au niveau local.
En Méditerranée occidentale, toutes les régions françaises frontalières avec l’Italie ou l’Espagne ont établi des structures dans et/ou en dehors du cadre de l’Union européenne pour promouvoir le développement économique transfrontalier, les échanges universitaires, et la défense d’intérêt commun au niveau des décisions prises dans les institutions européennes (Carte 1). Comme on le voit sur la Carte 1, si la Corse et la Sardaigne, à travers le conseil permanent corso-sarde, pouvaient compléter la coopération internationale des régions frontalières françaises, il serait aussi envisageable d’intégrer la région Toscane, qui ne fait partie d’aucune Eurorégion pour le moment.
Enfin la signature du traité du Quirinal entre la France et l’Italie le 26 novembre 2021 prévoit l’intensification de la coopération transfrontalière aux niveaux économique et culturelle, ce qui laisse là-aussi l’occasion de réveiller le Conseil.
Les axes de coopération possibles
Les axes de coopération sont multiples et possibles avec les compétences dont dispose déjà la Collectivité de Corse. Les deux régions partagent des problèmes socio-économiques communs : chômage des jeunes, fuite des cerveaux, dévitalisation du centre de l’île, peu de diversification sectorielle, numérisation de l’économie insuffisante, secteur de l’énergie constamment sous tension, faiblesse structurelle de la R&D privée, contrainte de l’insularité qui exige une gestion des déchets à la fois irréprochable sur le tri et la revalorisation des déchets mais aussi la réintégration des déchets recyclés dans le circuit productif, etc. La liste est longue et incomplète, mais montre à quel point il est possible de bâtir des ponts entre la Corse et la Sardaigne.
Les problèmes communs que rencontrent les deux îles ne se résoudront pas du jour au lendemain, et ce même en cas de constitution d’un partenariat Corse-Sardaigne. Les problèmes traités en commun permettront aux deux îles d’apprendre l’une de l’autre des expériences passées tout en mettant en commun leur savoir et leur élite locale. Cela sera l’occasion de mettre en place des politiques publiques ambitieuses quant à la dé-surspécialisation touristique de nos économies, la progression de la numérisation, le soutien à l’apparition de clusters d’innovation technologiques.
L’Eurorégion Alpes-Méditerranée constitue là un bon exemple, et ce n’est pas par hasard que les grands axes de développement de l’Eurorégion soient la recherche et l’innovation, les transports et l’accessibilité, le tourisme et la culture, l’éducation et la formation, la gestion des risques environnementaux et plus récemment la cohésion territoriale[5].
Quelles politiques publiques pourrions-nous imaginer pour que le Conseil corso-sarde soit une institution ambitieuse qui répond aux problématiques des citoyens ? Voici quelques propositions, non-exhaustives en nous inspirant des 5 axes qui guident l’action de l’Eurorégion Alpes-Méditerranée :
1. Recherche et innovation : établir des priorités communes en matière de recherche et de développement afin d’accélérer la mise en clusters des deux économies insulaires.
2. Transports et accessibilité : évaluer les systèmes d'info-mobilité des deux régions dans une perspective de coordination qui puisse aboutir à un système commun d’info-mobilité ; réaliser un audit des flux de marchandises et de personnes, et des infrastructures de transports entre les deux îles.
3. Tourisme et culture : Mettre en place des politiques communes de désaisonnalisation des flux touristiques afin de réduire les pressions sur les secteurs énergétique et de gestion des déchets ; favoriser les flux touristiques entre les îles par une politique de promotion touristique.
4. Éducation et formation : favoriser le rapprochement entre l’Université de Corse et les Universités de Sardaigne afin d’aboutir à la création d’un établissement public international et expérimental portant sur les questions de développement des îles et la recherche dans le bassin méditerranéen.
5. Gestion des risques environnementaux : approfondir et multiplier les politiques de soutien à la prévention des risques d’incendies en parlant d’une seule voix aux États italien et français.
6. Cohésion territoriale : mettre en place un bureau permanent représentant le Conseil permanent Corso-sarde à Bruxelles afin de participer aux activités de lobbying pour défendre les intérêts communs.
Sur le plan institutionnel, un processus de peer learning peut bénéficier au personnel politique corse dans la perspective d’une évolution institutionnelle pour la Corse. Le peer learning correspond à l’apprentissage par les pairs dans lequel la Corse et la Sardaigne apprennent des expériences passées et réutilisent des méthodes de gestion efficaces pour une région autonome. Jouissant d’un statut d’autonomie depuis 1948, soit 74 ans, la Corse a tout à apprendre de la Sardaigne étant donné les demandes d’évolutions institutionnelles formulées par l’exécutif local en place. C’est donc à la fois un axe sur lequel le Conseil corso-sarde pourrait travailler, mais aussi une raison pour le sortir de son sommeil.
Agir maintenant pour être prêts face aux défis de demain
Il y a de bonnes raisons de remettre le projet d’intégration économique et politique entre les « îles sœurs » de la Méditerranée sur les rails. Poser les bases d’une coopération profonde qui engagent les régions au-delà des clivages partisans et des aléas conjoncturels demande un grand courage politique. Plus tôt le Conseil permanent corso-sarde sera de nouveau fonctionnel, plus vite il sera prêt et enraciné pour faire face aux défis communs. C’est aussi une occasion inédite pour s’affirmer pleinement en tant qu’acteur et non spectateur du au sein de l’Union européenne.
Références :
Traité du Quirinal, (2021).
[1] Source : http://www.bastia.corsica/fr/actualites-20/la-corse-et-l-italie-dans-une-euroregion-9869.html?cHash=b6eb61a8595b8ca3dc0e61b1706ca8f7
[2] Source : https://france3-regions.francetvinfo.fr/corse/corse-du-sud/ressortissants-sardes-bloques-corse-rapatries-propriano-1804586.html
[3] Source : https://www.isula.corsica/assemblea/Installation-du-Conseil-permanent-corso-sarde-ce-matin-a-la-CTC_a165.html
[4] Source : https://www.unionesarda.it/politica/efa-ale-alleanza-libera-europea-espelle-il-partito-sardo-d-azione-na20trd8
[5] Source : site officiel de l’Eurorégion Alpes-Méditerranée http://www.euroregione-alpi-mediterraneo.eu/-L-Euroregion-Alpes-Mediterranee-a-.html